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HÉRITAGE

Chaque fois que j’ai eu l’occasion de rencontrer un notaire, je n’ai pu m’empêcher de lui poser la question : « Je suis sûr qu’à la mort de vos clients, vous devez vous trouver au centre de terribles conflits familiaux, non ? » Question à laquelle j’ai toujours obtenu non seulement des réponses à la fois goguenardes et écœurées, mais surtout des « histoires », toutes plus parlantes les unes que les autres sur la nature humaine, la vraie nature humaine héritée de la longue filiation qui, du mammifère en devenir humain, nous a conduit à cette humanité organisée d’aujourd’hui pour laquelle, en fin de compte, l’argent s’est substitué à toute autre manifestation du partage, que ce soit le partage des objets aimés, de la tendresse, de la compassion ou de l’amour, pour ne laisser qu’une valeur compensatoire chiffrée qui peut se diviser en parts égales et donc anonymes. Autant l’humain primitif livré à la violence d’une nature vorace et implacable se confortait du lien familial ou clanique pour sa défense, autant celui d’aujourd’hui, protégé par l’indifférence du corps social, se passe du soutien de ses proches puisque la Nature ne le met plus en danger, et que seul l’argent amassé le protège par sa force symbolique, tout en l’isolant puisqu’il se substitue à tout. Et c’est bien la solitude de l’être humain moderne qui se révèle, dans toute sa violence et sa crudité, au moment de sa mort, alors que sont réunis chez le notaire ses héritiers devenus soudain haineux, impatients et cupides. Jusqu’à l’invention de l’argent on peut supposer que celui qui allait mourir répartissait ses biens selon ses penchants profonds envers ceux qu’il gratifiait. Sauf que ce don posthume, au lieu d’en être reconnaissants, les héritiers entraient immédiatement en jalousie. Ce que les autres avaient reçu était injuste, fatalement injuste ! Et fatalement leur part insuffisante, quelle qu’elle soit, ce qui a donné lieu à l’invention par moi de cette fable talmudique :

Un vieil homme d’une grande bonté et d’une parfaite probité lègue à ses trois fils ce qu’il a de plus précieux : à l’un son cheval de race, au deuxième son chameau de course réputé, au troisième son troupeau de moutons d’une espèce rare. Anticipant sa mort, il en parle à ses fils qui entrent en furie. Ils refusent ce don, qui représentait cependant pour le vieil homme ce qu’il avait de plus beau et de plus précieux. Ils exigent que le cheval de race, le chameau de course, ainsi que le troupeau merveilleux soient immédiatement abattus, et que la viande mise en tas soit également répartie en trois pesées égales.

La valeur abstraite universelle, qui présageait l’argent, venait d’être inventée ! L’héritage réduit à ça, venait d’être inventé en remplacement du don que l’on reçoit avec tristesse et reconnaissance !

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