NON, JEANNE MOREAU N'EST PAS MORTE !
Les grands talents ne meurent plus aujourd’hui, puisque la captation des images et du son nous les rend plus vivants et proches que jamais !
Ce serait en quelque sorte « la résurrection des morts » annoncée par l’Ancien testament. Une résurrection, je dirais presque intime, grâce aux moyens techniques de plus en plus fidèles et sophistiqués. Sauf que plus que les films, dont la complexité exige un temps de lecture, les chansons dans leur instantanéité feraient penser, par leur légèreté, à ces papillons fragiles comme l’air du temps qui passe… sans pourtant jamais passer. Un peu comme certains parfums qui, subtilement, vous replongent en jeunesse.
Et pourtant, Jeanne vient de mourir !… Et sa voix, comme ces parfums uniques, nous remet en jeunesse !
Il semble que quelque chose de rare s’est passé avec Jeanne et « mes » chansons qui tout naturellement sont devenues les « siennes ». Quelque chose de non prémédité. De fragile comme une improvisation de rires d’amitié. Car toutes ces chansons ont été écrites, je dirais improvisées par moi (paroles et musique, j’insiste !), dans la tendresse rieuse de notre folle jeunesse des années cinquante/soixante. Nous sortions de la guerre, nous manquions de tout et nous nous promettions tout ! Devant nous le champ était libre, aéré, oui on pouvait l’appeler : Avenir ! Et cet Avenir s’annonçait comme une longue et belle chanson !
L’argent n’existait que par son manque. Comme le pain ! Comme les fruits ! Comme toute nourriture dont la rareté fait qu’on y pense avec plus ou moins d’humour. C’est au sortir de la précarité du temps de guerre, que le chant (qui aide à survivre dans le malheur) s’est tout naturellement continué avec les premières années de paix. A l’époque j’étais peintre et c’est avec quelques peintres musiciens –dont Serge Poliakoff que j’aimais d’amitié- qu’il nous arrivait, entre russe, de chanter. N’étant pas doué comme guitariste, et donc dans l’incapacité de jouer les musiques des autres, c’est presque par force que je me suis trouvé à composer mes airs à moi, la plupart sur trois notes pour dire en chantant mon bonheur de vivre et d’espérer.
Il se trouve que nous avions, ma femme Lula et moi, pour amis un couple de jeunes comédiens. Elle se nommait Jeanne et lui Jean. Nous partagions le même humour, la même joie de vivre, les mêmes ambitions de bonheur. Sauf que Jean et Jeanne, bien que très amoureux « pour la vie » (ce qui fut le cas), se quittaient, revenaient, se requittaient et se revenaient. Si bien qu’un jour je composai une chanson : Le tourbillon de la vie, par une sorte d’ironie amicale pour fixer leurs aller et retour amoureux. Jeanne aimait la chanter ainsi que Jean. C’était leur chanson ! D’autres chansons s’ajoutèrent à celle-là, de nombreuses, toutes joyeuses, disant l’amitié qui unissait nos deux couples. Et c’est tout naturellement que nous commençâmes à nous réunir avec d’autres amis, chez Jeanne et Jean pour chanter ces chansons souvent drôles, et pour la plupart disant la joie et l’amour. Francesca Solleville, Ward Swingle, Boris Vian, François Truffaut, et bien d’autres devinrent les habitués de ces soirées pleines d’amitié et de joie…
Si bien que François Truffaut, qui aimait inconditionnellement mes chansons, souhaita introduire Le tourbillon de la vie dans un film qu’il projetait de tourner d’après Jules et Jim, le roman du collectionneur de peinture (que je connaissais) : Henri-Pierre Roché.
Mais ce qui aujourd’hui me rend assez triste et nostalgique, c’est qu’en incluant cette chanson dans son film, François souhaitait qu’elle devienne un « tube » afin de me libérer des contraintes du marché de la peinture, car son amitié sensible et délicate avait compris mon désir fou de liberté… et d’éloignement. Ce qu’il m’avait laissé entendre. Merci François ! Comme je regrette de ne pouvoir lui dire de vive voix cette tristesse et cette nostalgie ! Et merci à Jeanne d’en avoir été la complice… avec l’aide avisée et intelligente d’un des grands, si ce n’est le plus grand découvreur de talents de la chanson française de son époque : Jacques Canetti. Je peux dire que sans lui, Jeanne ne se serait pas lancée dans ces enregistrements qui au départ l’inquiétaient car elle doutait de son talent de chanteuse -elle qui tenait tellement à la perfection de ce qu’elle entreprenait ! Elle ne cachait pas son trac, et il a fallu toute la tranquille sûreté de Jacques et l’infaillibilité de ses choix pour la rassurer et l’aider à boucler le cycle entier des chansons qu’il avait choisies parmi toutes celles que j’avais composées sans penser qu’un jour elles seraient si bien mises en valeur. Oui, c’est Canetti, cet « homme de métier » si libre de tout préjugés, qui a tenu à ce qu’elle enregistre un premier trente trois tour d’un jeune inconnu qui s’était « amusé » à chanter et à composer, puis un second trente trois tour entièrement consacré à ces chansons si peu « professionnelles », si joyeuses et si spontanées (un peu comme est innocent le chant des oiseaux) dont Jeanne sut garder cette fraicheur proche des parfums dont je parlais, ou de ces ailes de papillon qu’on ne sait comment saisir… un peu comme une mémoire qui ferait semblant de flancher pour rire.
Merci Jeanne Moreau ! Merci François Truffaut! Merci Jacques Canetti ! oui, merci à vous, mes amis, d’être entrés en fraicheur d’amitié par ces chansons qui ne sont qu’amitié d’un temps passé, et qui en perpétuent, comme par miracle, la trace apparemment indissoluble !
Serge Rezvani