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LE RIRE ? LA RIGOLADE ?

Un jour, j’ai entendu Eugène Ionesco dire: “Au théâtre j’aime le rire; je déteste la rigolade.” Jamais je n’ai oublié ces mots si simples si manichéens, départageant en effet ce quelque chose proche du hoquet ou de l’éternuement... sauf que le rire n’est pas un réflexe animal mais, comme l’a dit Pascal, “le propre de l’homme” - à quoi, je ne sais quel humoriste avait ajouté: “tant qu’il n’en est pas son malpropre”. L’homme rit, c’est vrai, puisque le rire naît soit d’un étonnement de la pensée en confusion, soit d’une trop grande limpidité dans la perception d’un fait inattendu. Même le rire le plus bas, procède de l’intelligence. Entre le rire et la rigolade, il y a donc une gamme très large de nuances qui vont, en effet, du rire intelligent au rire bête en passant par le rire méchant. Il y a le rire désespéré comme il y a le rire de félicité. Il y a le rire de la gêne et de la honte... et il y a le rire qui humilie. Il y a le rire du contentement de soi - qui est celui de la rigolade -, comme il y a le rire des nerfs venu d’un excès d’insatisfaction et de désespoir. Tout peut nous faire rire. Le rire est partout, à tout moment. Il commence aux premiers chatouillements de la mère... et trouve sa limite quand il bascule dans les pleurs mortels dont il en a la grimace. Alors on se pose la question: qu’est-ce qui fait que le rire est rire... et qu’est-ce qui fait qu’il y a le rire de la rigolade ? En quoi ces sortes d’éclats si caractéristiquement humains sont-ils différents bien qu’apparemment si proches ? Cette tétanisation quasi indécente des muscles de la face, arrivée à son paroxysme peut aller jusqu’à la honte, jusqu’à nous faire porter la main devant notre bouche, jusqu’à nous faire nous détourner en nous tenant le plexus. Et puis il y a le rire sans retenue, qui serait celui de Bacchus, ce rire généreux, excessif, ce rire “peuple” en quelque sorte qui accompagne ce qu’on a nommé la fête. L’un serait donc “noble”; l’autre non. L’un maîtrisé par l’intelligence; l’autre quasi physiologique. Mais l’un comme l’autre produisant les mêmes effets qui les apparenteraient à la grimace tout aussi indécente qui est celle du pleur. Voilà pourquoi les Grecs ont donné l’apparence du pleur-rire à leurs masques de théâtre. Car le théâtre est ambigu, on peut y pleurer et y rire à la fois. Que ce soit dans les pièces de Shakespeare ou dans celles de Tchekhov, ou encore celles de Molière, le rire “intelligent” verse par moment dans le rire grotesque et même consciemment “bête”... disons d’une bêtise intelligente. Un rien de vulgaire dans l’interprétation et voilà que ce rire d’une bêtise intelligente sombre dans le rire extorqué. Là où il tendait vers le dionysiaque voilà qu’il dégénère, qu’il devient “gras”... ou si l’on préfère il est descendu de la poitrine dans le ventre, de la tête dans les tripes; il s’apparente tout à coup à une excrétion. C’est un rire, oui soutiré, extorqué. Il n’est pas rire d’écriture mais d’interprétation. Car inversement, même une écriture vulgaire ou médiocre, une écriture qui aurait tendance à tirer vers cette rigolade tant détestée par Ionesco peut être jouée supérieurement, c’est-à-dire mise au-dessus d’elle par le génie de l’acteur ou celui du metteur en scène. Ce qui me fait penser que Ionesco savait combien ses écrits se plaçaient au plus près du risque de rigolade. Car son génie n’était qu’ambiguïté. Oui, il savait bien qu’à partir de ses textes on pouvait en produire de la rigolade puisqu’il maniait comme peu d’autres cette bêtise intelligente que seuls les grands n’ont pas peur d’introduire dans leur théâtre. Si je me suis risqué à ce texte, c’est dans l’espoir de démontrer que là se pose une question devenue plus que jamais d’actualité. Comme à La Belle Epoque, une certaine tendance d’un certain théâtre soutireur de rigolade est en train de se mettre en place... car cette sorte de théâtre a un public potentiel immense et qui en redemande. Il est si bon de rire... à n’importe quel prix ! Il est si bon ce rire consensuel d’une salle de théâtre bien pleine ! Quelle merveille que de rire ensemble ! Et pourquoi pas rigoler... alors qu’au dehors le monde effraie par sa monotonie et sa tristesse. Mais est-ce cela qu’on attend du théâtre? La question se pose, en effet. La question est de pure sensibilité. Quand le rire est-il soutiré et quand ne l’est-il pas ? Quand est-il donc indécent et quand ne l’est-il pas ? Quand est-il vulgaire et quand ne l’est-il pas ? Répondre à ces questions serait définir la forme presque déjà perdue d’un certain moule culturel. Ce serait donc vouloir introduire une éthique, oui une éthique d’un rire non extorqué, une éthique dans une culture qui n’en veut plus et que ce mot révulse. Ayant abandonné les uns après les autres la plupart de ses repères de sens, un certain théâtre aurait tendance aujourd’hui à se fier à ces signaux simples, disons physiologiques, que sont ces rires-rigolades venus des flux nerveux les plus faciles à atteindre. Oui cette sorte d’ivresse des nerfs devant certaines “situations” mises en forme par le vivant que représente l’acteur sur une scène ! Notre époque rigole plus volontiers au théâtre qu’elle n’y pleure car c’est la forme la plus rassurante du consensus... et qu’importe si on rit bassement !

Serge Rezvani

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