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PEINTURE ? PHOTOGRAPHIE ?

Qu’est devenue la nécessité de la peinture depuis que la photographie a été découverte ? Non pour celui qui peint puisque c’est une irrépressible pulsion qui monte du fond de son être, mais de sa nécessité « divinatoire » dans un monde qui se proclame en errance faute d’utopie puisque la réalisation du communisme a tué cette utopie annoncée du temps de Spartacus, il y a deux mille ans, par le philosophe Blossius de Cumes, rêvant déjà la Cité du soleil.

Les camps, les caves de torture, l’immensité des fosses communes (istes) du siècle des Idéologies appliquées ont stoppé la marche de l’humanité vers… ne laissant aux nouvelles générations, en mal de foi, que l’inapprochable Dieu des monothéistes - ce grand Joker indifférent aux tueries perpétrées par les hommes, que néanmoins il cautionne depuis le début des temps par son immense silence !

À ce silence d’un Dieu insaisissable et informel, répondait la projection visionnaire des peintres. On pourrait dire qu’en peignant, ces peintres donnaient à voir (par une sorte de calque) ce que leurs cerveaux « voyaient » confusément, jusqu’à ce que leur « main des libertés » (Verlaine) donne consistance à ces pressentiments qui affleurent en chacun de nous.

Et voilà que l’invention de la photographie a mis un frein définitif à la projection d’un monde utopique proposé à l’humanité par les peintres que je qualifierai de peintres médiumniques. Le constat a remplacé l’effusion poétique. L’image photographique en s’emparant de la « réalité », constate, en effet, mais ne la suscite pas.

Et ce ne sont pas les « peintres » reproducteurs (dits « pop »), bien qu’ils étonnent par des prouesses techniques savoureuses, qui ajouteront au monde une vision originale puisqu’ils ne font que redoubler le constat photographique.

Quand Cézanne disait que la peinture était une chaîne à laquelle chaque peintre ajoutait un maillon, c’était sa réponse attristée à l’instantanéité de la photographie. Cette image de la « chaîne » implique la continuité, l’obstination, le mouvement lent des patiences civilisatrices dont les strates élèvent l’homme, alors que l’impatience (photographique) du « nouveau » à tout prix l’égare en son propre mouvement. Nous bougeons ! Mais où trouver le temps de la penser, cette bougeotte, que les techniques de l’instantanéité détournent des dimensions spirituelles essentielles auxquelles peut-être plus que jamais l’homme aspire par peur de la bête qu’il sait en lui, et que ces techniques encouragent.

Tant que la peinture interprétait figurativement la part d’irréel que nous ont toujours offert les mythes, les religions, la poésie, ainsi que l’immense champ divaguant de notre imaginaire, elle mettait en forme, elle cristallisait par sa matérialité les folies plus ou moins évanescentes de notre pensée. Tous les tableaux du monde mis bout à bout, offriraient une vision sûrement sublime de la pensée humaine en désir d’une humanité transcendante, à l’inverse de ses agissements. Ce serait en quelque sorte comme de la philosophie peinte, éclairant par des images matérialisées ce que seul l’insaisissable de nos pensées projette idéalement. Plus précisément, tous les tableaux du monde mis bout à bout diraient ce que nous ne sommes pas mais désirons être. Alors que toutes les « photos » du monde mises bout à bout ne feraient que restituer l’abominable confusion dans laquelle l’humanité est en train de s’enfoncer.

Oui, j’insiste, tous les tableaux du monde confondus nous donneraient l’illusion qu’une sorte de monde rêvé serait (depuis l’aube des temps humains) comme incarné dans une dimension parallèle idéale qui, par la main magique du peintre, nous rachèterait de la boue originelle à laquelle nous nous savons condamnés.

Cette vision idéale passait par le cerveau du peintre. Et même les peintres sans vision, les copieurs de la nature déformaient quand même la réalité quand ils s’efforçaient de la reproduire servilement. Certes, des masses de tableaux platement reproductifs d’une réalité sans relief, entassés dans les caves et les greniers des musées, témoignent des époques passées. Mais que sont ces tableaux sans autre ambition que de se saisir d’une façon machinale de médiocres réalités ? Ce sont sans doute des documents, mais sûrement pas de l’art habité par une pensée originale. Comme les premières planches photographiques (graphie des photons) stupéfièrent évidemment les contemporains de ce « miracle », qui restituait la vie plus ou moins fidèlement, rendant caduques les efforts des peintres de la « réalité » qui parcouraient les campagnes et les châteaux pour « tirer le portrait » des braves gens ainsi que de leurs maîtres. Comment aurait-on pu imaginer qu’un jour les masses banaliseraient jusqu’à l’écœurement ce procédé sans support, miroir d’une pauvre autosatisfaction narcissique.

Bien sûr, il y a eu et il y a ces « cueilleurs » du réel que sont « les grands photographes ». On dit d’eux « qu’ils ont l’œil » - c’est vrai ! Disons l’œil qui distingue le ready-made d’entre une masse d’objets préexistants. Ce qu’on ne peut dire d’un grand peintre, lequel n’est pas qu’un œil mais une « âme » ! Bien que trop souvent on mette les uns et les autres sur le même plan. Ce qui montre à quel point de confusion éthique et esthétique nos machines nous égarent. Le mot « objectif » qualifiant l’œil de l’appareil photographique dit bien le malentendu, puisque la machine à photographier est par essence « subjective » car elle ne saisit qu’un petit morceau de la réalité, et non toute la réalité. Les vrais grands artistes photographes sont ceux qui ont l’intelligence de savoir ce « subjectif » de leurs brèves ponctions dans le réel. Ce que capte la machine est un fragment de la réalité. La photographie cadre. Elle découpe le monde, l’univers. Toutes les photographies du monde ne restitueront jamais la réalité du continuum qui nous entoure. Notre œil ne cadre pas, notre vison estompe les bords, au point qu’Edgar Allan Poe parle, avec sa poésie unique, de ces étoiles invisibles qu’on ne peut voir qu’avec la périphérie de l’œil.

J’ai toujours ressenti le cadrage photographique comme restrictif, puisque je ne peux m’empêcher de me demander : qu’y-a-t-il à côté du cadre ? Qu’a-t-on évité ? C’est restrictif, au contraire de la vision humaine qui imagine… alors que l’image photographique désimagine. Le peintre est moins un œil qu’une main en prolongement du cerveau, on le sait. Même quand ils imitent la machine à photographier, les peintres « pop » ne peuvent, heureusement, se débarrasser du tremblement humain scandé par le cœur.

La main humaine ne sera jamais une machine, et même quand elle s’efforce de cadrer froidement, il y a en elle comme le souvenir des peintres humanistes de la Renaissance, lesquels s’efforçaient d’élargir, de faire entrer le Cosmos dans leurs compositions : Dieu, les anges, l’infini… l’imparfait par rapport à l’idée du divin…

« Chef d’œuvre » sous-entend « œuvre ». Jamais une photographie ne portera en elle la transcendance du « chef d’œuvre ». Elle sera réussie. Sublime, parfois, mais jamais « faite à la main » comme on disait jadis. Elle est bien ou mal venue.

Voilà pourquoi j’aime les photographes innocents qui ne prétendent pas au

« chef d’œuvre ». J’aime les voleurs du jamais vu que sont les grands photographes…

Cela arrive presque par miracle si on évoque certaines photographies inoubliables qu’il serait presque indécent de citer tant elles sont devenues des documents obsessionnels. Je vous les laisse en blanc puisqu’elles sont dans vos mémoires, dans notre mémoire collective. Notre honte pour la plupart. Oui, toutes celles qui resteront à jamais en nous, en témoignage, comme restera à jamais inoubliée l’ombre humaine « photographiée » sur ce mur d’Hiroshima par le flash atomique. C’est au-delà du « chef d’œuvre », c’est le contraire d’une œuvre. C’est aussi fou qu’un éclair arrêté.

Une photographie ne peut être pré-pensée. Ou alors elle est morte d’avoir été composée.

Au contraire du tableau qui est la matérialisation du pressentiment.

Serge Rezvani

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