A PROPOS DU FILM : « SHOAH » de Claude Lanzmann
Pour ma part, j’avoue n’avoir jamais pu suivre, dans leur continuité, ces interrogatoires où les bourreaux, comme les victimes, sont mis à nu. Non, je ne peux en assumer passivement le spectacle !
Pourtant, en tant que juif moi-même, je devrais entrer avec émotion dans ce continent morbide, d’autant que ma tante (la sœur de ma mère) s’est défenestrée à la Libération en apprenant l’ampleur du génocide auquel elle avait réussi à échapper avec ses deux fils.
D’être sauve, lui avait été insupportable !
Invivable !
Insurvivable !
Il est vrai que depuis, le peuple juif en son entier doit supporter l’insupportable d’être sauf, alors que…
Et je suppose que le film « Shoah » maintient en douleur cette mauvaise conscience qui a, en quelque sorte, nécrosé l’âme juive.
Je sais que beaucoup de juifs malades de ce tourment passent en boucle ce film. Ce serait comme ces cilices que portaient les moines pour rester en permanente douleur dans l’amour du Christ.
Jean-Paul II, lui le Pape des chrétiens, se flagellait par amour et mauvaise conscience de celui que ses lointains ancêtres romains avaient flagellé avant de le clouer vif par les mains et les pieds.
Les chiites se torturent à coup de chaînes et de sabre, se blessant au sang en souvenir du martyr d’Ali…
Ce sont des comportements « nature », c’est-à-dire des comportements symétriques, alors que de devenir « homme » dans le sens le plus élevé du rêve de ce que « l’homme » pourrait être ce serait être : asymétrique.
Ne pas dupliquer. Se refuser de devenir ce que l’on ne voudrait pas être.
Je m’explique :
Dans la nature, il existe trois solutions pour survivre :
Affronter cornes contre cornes, jusqu’à la mort. Solution symétrique.
Se fondre peureusement dans le milieu, donc s’immobiliser. Solution symétrique aussi.
Fuir ! Ce qui a fait pousser des ailes aux lézards, pourtant condamnés à ramper sur le
ventre. Solution asymétrique. Quoi de plus asymétrique que l’envol ?
Personnellement, il me semble que l’invention de l’envol est une des réponses les plus belles, les plus poétiques inventées par la vie mise en danger.
Cette approche métaphorique, si je l’applique au film « Shoah », dit que ce n’est pas par la violence symétrique (car pour moi « Shoah » est une violence faite à la mémoire afin de la raviver en permanence), des interrogatoires obsédants des bourreaux, ainsi que les retours sur les horreurs vécues par leurs victimes survivantes « mis en boucle », que peut être atteinte une forme d’élévation par rapport à l’indicible d’un des crimes inexpiables dont l’humanité s’est rendue coupable. Mais dont le peuple juif (rendu plus particulier que jamais par l’ampleur du génocide) doit se savoir, quoiqu’il en pense, investi une fois de plus d’une mission transcendantale par le choix d’une élévation, je dirais : asymétrique, d’un envol philosophique encore jamais atteint par l’humanité.
Car ce qui s’est passé (par la violence indicible du nazisme : ultime avatar de l’antisémitisme chrétien) dit une chose essentielle : C’est en niant l’autre, en le rabaissant par la force intellectuellement asphyxiante de l’idéologie que « l’homme » (oui, nous ! les « humains » !) que l’homme « normal » au cerveau asphyxié, en effet, par une croyance dévoyée, est capable du pire envers « l’homme » !
Bien sûr, en s’hypnotisant symétriquement du manichéisme de « Shoah », on se rassure d’être « du bon côté » de l’humanité. On est déchiré d’entendre les victimes, on hait les bourreaux, on maintient et ravive en nous la mémoire écoeurée d’évènements qu’aucun mot d’aucune langue ne peut définir… et que ce film, si violent, ravive par « sa mise en boucle » pour l’éternité.
Mais son manichéisme « nature » me paraît justement pernicieux dans la mesure où en l’absorbant sans se remettre soi-même en cause en tant qu’ « humain », en restant exclusivement du côté des victimes auxquelles on s’identifie, évidemment on gomme cette terrible dimension qui ne met en cause que les bourreaux, alors que ces millions de cadavres poussés dans les fosses par des bulldozers, sont les victimes non pas de ces individus en particulier, tels qu’on en croise à tout moment, mais d’une pensée sclérosée en idéologie, venue du fond des âges, sans cesse ravivée par les pogromes, ravivée par les écrits de certains philosophes, entretenue par un mépris profondément populaire déniant « au juif » la valeur que les peuples non-juifs attachent à eux-mêmes.
Voilà en quoi « Shoah », par son manichéisme réconfortant, vous place en quiétude d’être « du bon côté » de « l’humain » !
On sort de ce film lavés, comme si nous n’étions pas de cette « race » de bourreaux, qui pourtant (ayons la force intelligente de le penser) nous concerne au plus profond de cet inconnu que nous sommes à nous-mêmes, nous les « humains » !
Serge Rezvani