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AH ! CES FOUS DE FOOT !

Il existerait (en football) deux catégories, deux rôles symbolisés par le « supporter » et par le « joueur ».

Comme on dirait en politique : le « citoyen » et « l’élu » qui le représente.

Celui qui s’est condamné de force à la mobilisation immobile, le refoulé (alors qu’en lui tout est sur le point d’exploser), et celui qui agit à sa place dans la fluidité du défoulement.

Ces deux forces créent ce qu’on appelle en physique nucléaire la masse critique. De là cette tension qui, trop longtemps réfrénée dans le stade, détonne à sa sortie, faisant même parfois quelques morts, victimes de cette brusque détente où les « supporters », enfin libérés de leur position d’assis inhibés, redeviennent « acteurs » d’une réalité entièrement occupée encore par l’irréalité de la partie qui vient de se jouer. Ce serait comme si, au sortir d’un rêve violent, emporté par l’action fantasmée, on poignardait tout ce qui bouge dans cette autre dimension qu’est la vie vraie.

Voilà bien une situation proprement humaine ! C’est bien la principale caractéristique de l’humain que cet étrange pouvoir de nous mettre à la place de l’autre… et d’accepter surtout que l’autre se mette à notre place, qu’il « joue » à notre place ! Qu’il gagne ou perde à notre place !

Dans la Grèce antique on qualifiait ce remplaçant de « héros », alors qu’aujourd’hui on le consacre en « star » d’une action que l’on ne peut réaliser soi-même.

Car, en effet, dans notre monde devenu réducteur par le nombre, et où le nombre réduit les humains à n’être plus que de simples parcelles de ce que le communisme a très pertinemment nommé : « les masses », l’identification au « héros » (de ces temps lointains du petit nombre) s’est dégradée en ces « supporters » réduits à vénérer des figures dématérialisées en lumière par les écrans plats !

Et ce qui est remarquable, c’est que ces « stars » du foot, ces footballeurs ne sont plus tout à fait humains puisque la règle du jeu les prive de leurs mains. Au contraire du rugby ou du football américain, où le joueur se sert aussi bien de ses mains que de ses pieds, les joueurs de foot sont des manchots. Volontairement privé de ce « plus » qui met l’Homme au sommet de la Création, puisque c’est par la main (ce prolongement de son cerveau) que celui qui n’aurait dû rester qu’un singe s’est peu à peu hissé en l’homme égal des dieux.

Alors qu’est-ce qui fait que de voir s’affronter ces handicapés volontaires, scindés en deux équipes, mette les foules en transe ? Le spectacle de ces hommes en train de surpasser ce handicap ?

Pour ma part : oui, c’est bien cela ! Car autant la compétition ne m’intéresse pas (il y a toujours trop de perdants), autant la beauté du « ballet » inconscient, non prémédité, d’une esthétique je dirais « cosmique » m’a poussé à en tirer une série de tableaux où l’on voit, saisis en quelque sorte au vol, ces hommes sans mains en train de s’élever tous ensemble pour tenter de toucher le ballon de leurs têtes !

Cette série de tableaux était intitulée :

Ils croient jouer au foot mais ils ne savent pas qu’ils dansent un sublime ballet.

Car aucun chorégraphe n’aurait pu régler ce saut par lequel s’élèvent spontanément ces hommes (de toutes races) saisis, comme jetés en une sublime apesanteur. De plus, le ballon, au-dessus d’eux, et vers lequel ils se tendent en un même élan, dans une si belle force d’arrachement, prend une valeur symbolique qu’il est inutile de préciser ici, tant elle est évidente.

Et pourtant, je sais bien que ce n’est pas cet aspect d’une esthétique décadente qui exalte les foules.

Alors pourquoi cette fascination planétaire ? Pourquoi brusquement des dizaines de milliers de « supporters », presque toujours haineux, convergent en un même lieu pour se fondre dans une « masse » hurlante jusqu’à l’hystérie ? Pourquoi s’entassent-ils par millions devant les écrans plats de retransmission ? Serait-ce que les hommes, je dis bien les hommes d’aujourd’hui seraient des tueurs empêchés ? Privés de guerre ? Que dans leur quotidien ils seraient freinés en une sorte de permanente douleur muette de ne pouvoir tuer ? (Comme en leurs gènes ils savent qu’ils aiment tuer.)

Et que plus la société devient apparemment « policée », régie par un filet de réseaux électroniques qui bride, surveille, sanctionne jusqu’à briser toute initiative, plus tout ce qui a été comprimé dans leur petite vie courante doit s’extérioriser en un hurlement unique par lequel se reconstitue la meute originelle.

Ce serait comme une immense régression vers ces temps où c’était la vie ou la mort, où pour survivre les rares hommes perdus dans les steppes s’entretuaient ou s’alliaient pour pérenniser l’aventure… qui d’animale prenait figure humaine.

Mais la question se pose : l’homme est-il vraiment fait pour devenir « humain » ?

Je dirais oui !

Et justement, le foot, ce jeu d’hommes handicapés volontaires, prouve que par cet handicap choisi, les pulsions primitives sont transcendées en art !

Et que sans qu’ils le sachent, s’arrachant au singe, innocemment, ces hommes dansent pour nous un sublime ballet !

Serge Rezvani

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