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SOMMES-NOUS CETTE HUMANITE-LA ?

Il est grand temps de nous regarder tels que nous sommes et non tels que nous croyons être.

Que ceux qui ont vécu l’occupation fassent un effort de mémoire, et que ceux qui ne l’ont pas vécue acceptent des faits irréfutables.

Oui, que ceux qui n’ont pas connu ces moments honteux de l’Histoire, croyant que jamais ils ne se renouvelleront, acceptent qu’on les mette en garde au sujet de ces « temps nouveaux » où la délation, la suspicion, la médisance envahissent, sous des formes nouvelles, tous les supports de diffusion.

En effet, il serait temps de nous alarmer du lent et implacable abaissement par lequel nous-mêmes nous nous sentons complices passifs de cet abaissement, à la lecture, à la vue, à l’écoute de rumeurs, de calomnies et d’affirmations concernant ceux que les coups de feu des « médias » dévorent en les sur-éclairant.

Ce sur-éclairage coupe de plus en plus en deux les consciences avec une violence manichéenne, un manque de nuances qui rappellent l’époque où la ligne de démarcation ne divisait pas seulement la carte de France, mais souvent aussi des familles entières. Se peut-il que nous assistions passifs, presque incrédules, au dénigrement systématique de la personne intime pour peu que cette personne soit frappée par l’éclairage des vecteurs électroniques de l’image, de la parole ou de l’écrit qui l’isole, la traque, la rabaisse, comme pour la punir de s’être avancée sous les feux de cette nouvelle sorte d’inquisition ?

Cette forme meurtrière de mise en cause n’épargne pas plus les artistes que les hommes politiques (qui d’ailleurs se prêtent volontiers aux plus basses prestations qui les laminent jusqu’à leur annulation dans l’écran plat). Et plus l’homme politique ou l’artiste se sont hissés au premier plan, plus l’écrasement médiatique se fait acharné, violent, d’une bassesse de médisance délectable pour ceux qui la consomment.

Voilà pourquoi il est temps de s’alarmer, de réveiller les esprits de quelque bord qu’ils soient.

Il est temps de dire : c’est assez ! Ou alors il est temps de nous reconnaître malades collectivement d’un mal nouveau (sous cette forme, en tout cas !) qui est le déni médiatisé de « l’autre ». Comme si le rabaissement de cet « autre » aidait au relèvement de sa propre personne. Il serait urgent d’effacer cette ligne de démarcation tracée par l’instantanéité des rumeurs qui attise ce plaisir pervers de voir son prochain sali… si ce n’est effacé de la surface du monde, alors que vous-même prospérez !

Car il est vrai qu’en la race humaine, et malgré un émouvant désir d’échapper à cette malédiction, depuis la perspective infinie des temps que notre maudite espèce a réussi à parcourir, c’est par l’anéantissement de celui qui pourrait être vous… mais ne l’est pas, que le « survivant » se délecte à vivre (sans qu’il en convienne, bien sûr, et même l’ignore !)

Je ne prendrai qu’un exemple extrême, et cet exemple se trouve dans le plus admirable des livres : Les Mémoires de Casanova. Il y est décrit, avec des détails insoutenables, le supplice de Damien (qui ne fit que blesser légèrement le roi avec un canif). Après avoir subi plusieurs jours d’abominables tortures, il fut amené nu et ensanglanté sur une charrette afin d’être écartelé, place de Grève. Son supplice dura deux heures et demi car les bourreaux prolongèrent leur ignoble travail pour le plus grand plaisir du peuple venu en masse assister à ce spectacle répugnant.

Mais ce que Casanova décrit avec des détails honteux, c’est le comportement de la bourgeoisie, ainsi que celle de la noblesse accourue de Versailles. Sur les balcons (loués à des prix fous) entourant la place de Grève, s’exposaient les femmes les plus élégantes de Paris et de la Cour. Au comble d’une émotion sexuelle impossible à dissimuler, elles acceptaient que se pressent impudiquement tout contre, et derrière, elles les hommes du « meilleur » monde, comme si ce spectacle d’une si rare souffrance abolissait toute retenue, toute pudeur, pour dévoiler pendant ce terrible moment dérobé aux parades frivoles de la vie la face volontairement ignorée de notre humanité.

Serge Rezvani

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